Interview de Tamara Al Saadi
Comment passe-t-on des sciences politiques à la comédie, puis à la mise en scène?
Dès que j’ai eu le bac en poche, j’ai hésité entre le théâtre et les sciences politiques. J’ai d’abord choisi de creuser le sillon rationnel des choses et j’ai beaucoup aimé le travail à l’université, mais j’en ai vu rapidement aussi les limites. C’est ce qui m’a ramenée au jeu, puis au besoin d’écrire et de mettre en scène: le théâtre est un médium efficace pour toucher un public plus large que celui du monde académique. Un monde que je ne renie toutefois pas, bien au contraire, puisque j’y suis revenue par le biais d’un master d’expérimentation en arts et politique.
Êtes-vous une artiste engagée?
Difficile à dire. Évidemment que mon propos a une dimension engagée, politique, même si je fais partie des gens qui pensent que tout est politique… Ce dont je suis sûre par contre, c’est qu’il y a en chacun de nous un fond de pensées, d’opinions, de convictions, et que le théâtre est un formidable outil de traduction de tout cela en imaginaire et en émotions partagées. Le théâtre permet de transcrire, d’exposer ses réflexions sous forme dramatique.
Que souhaitez-vous provoquer chez le spectateur?
Je souhaite rendre visible ce qui ne l’est habituellement pas, comme les rapports de force ou de domination. Si je prends l’exemple d’un repas entre amis, il ne sera pas toujours aisé de démêler les tensions subtiles qui animent les convives. L’ego de l’un prend-il l’ascendant? Pourquoi telle autre a-t-elle autant à coeur d’imposer un point de vue précis sur un sujet apparemment anodin? Quel est le ressort intime de tel consensus ou de tel désaccord entre les différents invités? Transposez le repas sur scène et les choses deviendront plus claires. Le théâtre permet de colorer l’invisible.
Quel a été votre premier coup de coeur théâtral?
Le tout premier est lié à l’enfance mais pas à la famille, car nous n’y avions pas la tradition d’aller voir des spectacles. C’est une copine d’alors qui m’a traînée au centre aéré où elle jouait, avec d’autres enfants… La Famille Adams! Ce fut un ravissement et une sacrée surprise: il m’a semblé totalement surréaliste d’apprendre que ça, monter sur les planches, jouer la comédie, ce pouvait être un métier, qu’on pouvait gagner sa vie ainsi! Ensuite, quand j’avais 15 ans, un prof du lycée nous emmenait souvent au théâtre. J’ai d’ailleurs retrouvé un jour un devoir de cette époque où on nous demandait de définir ce qu’était l’art de la mise en scène. J’avais répondu que c’était comme découper une part du monde et l’observer au microscope. Je n’ai plus 15 ans mais je ne renie rien de cette définition…
Dans Place, vous abordez le poids du passé, le déracinement,la construction de soi. Pourquoi ces thèmes?
Pour des raisons biographiques évidentes. Lorsque, petite Irakienne de 5 ans forcée de s’installer en France avec sa famille, je suis entrée en collision avec une langue qui n’était pas la mienne, avec l’école, avec la rigueur inflexible des administrations, j’ai ressenti dans ma chair combien il était difficile d’être plongée dans un monde qui vous qualifie d’étrangère. Insidieusement, afin d’asseoir sa légitimité à être, à faire partie de la société qui vous accueille, on en devient complice de son propre effacement. On intègre une honte diffuse de son origine pour se couler dans le moule façonné par nos hôtes – à mes yeux, c’est cela l’assimilation. Et je lui préfère nettement l’intégration, qui suppose beaucoup plus un échange mutuel entre les parties, un enrichissement partagé.
Brûlé·e·s aborde la question des préjugés, des discriminations. Comment la pièce est-elle reçue par les collégiens ou les écoliers?
Leurs réactions sont très largement positives, ce que les bords de scène viennent confirmer. J’ai le souvenir d’une jeune fille de banlieue qui m’a dit un soir: «C’est la première fois qu’un spectacle parle de nous avec tendresse.» Sa remarque m’avait serré le coeur. Bien sûr, comme dans tout spectacle où l’on peut se reconnaître, certains refusent de voir le miroir qui leur est tendu, l’image renvoyée est ressentie comme trop proche de leur réalité pour qu’ils puissent soutenir le regard. Mais la plupart du temps, cette reconnaissance les touche tout en les déstabilisant. Une autre fois, nous avons joué dans une salle souterraine en banlieue parisienne; après la représentation, un enfant a demandé: «Pourquoi on joue ici? Pourquoi on nous cache?» De telles réactions vous marquent au fer rouge.
Istiqlal pose la question de la colonisation. Pensez-vous qu’une décolonisation complète, y compris des imaginaires, soit possible?
Je ne saurais trancher, sans compter que cette idée de processus complètement achevé est assez délicate à manier, peut-être même utopique. Cela dit, il me semble déjà capital d’être au clair sur le constat: dans les inconscients collectifs, les normes instaurent des hiérarchisations qui impactent forcément les rapports interindividuels. Or, il suffit que ces normes soient héritées d’un temps où les rapports de force et de domination étaient très puissants pour que les hiérarchisations, en particulier sexuelles ou raciales, perdurent, déformant aujourd’hui encore le rapport à l’Autre.
Comment s’est passée la création le 10 octobre dernier d’Istiqlal au Théâtre des Quartiers d’Ivry?
Nous avons eu droit à une standing ovation à la fin! J’ai été touchée par les témoignages de gens disant avoir trouvé la pièce limpide, cohérente dans son propos comme dans son esthétique. C’est l’un de mes soucis constants: rendre des thématiques sociétales complexes accessibles par le biais de l’autofiction.
Travaillez-vous sur un nouveau projet?
Je planche à l’heure actuelle sur un projet d’écriture pour le Centre Dramatique National de Dijon. Mon objectif est d’explorer avec un duo de jeunes acteurs un thème qu’il me semblait nécessaire de mettre en lumière: les dégâts du patriarcat sur les garçons.
Que vous inspire la résurgence en Occident de courants populistes de droite, qui en amènent certains à vouloir même faire la police sur le choix des prénoms?
Une profonde tristesse et de l’inquiétude, de toute évidence, mais aussi une forme d’amusement désabusé. Il ne faut pas oublier que si ces forces s’expriment avec virulence aujourd’hui, c’est qu’elles se sentent menacées. Je les trouve d’ailleurs assez ridicules dans leur expression. On ne doit pas oublier non plus un facteur concret: le fascisme montant a une réalité matérielle et financière. Ces idées ont des relais économiques, médiatiques, qui leur permettent d’exister. On ne peut à ce titre qu’être consterné par la myopie du capitalisme contemporain: il semble avoir la mémoire bien courte et ressort de la tombe, avec une légèreté qui interroge, de vieilles théories rances qu’on ferait bien d’abandonner aux vers. Heureusement, en face, il y a la jeunesse. Je place de grands espoirs en elle. Les jeunes ont à notre époque un regard plus acéré sur eux-mêmes que nous ou nos parents à leur âge. Ils se réapproprient leur vie, leur corps, ils ont une pratique de la liberté plus mobile et plus souple. Ce sont des signaux très positifs. Ces jeunes, il ne sera pas si facile de les embrigader dans la détestation de l’étranger.
Propos recueillis par Olivier Mottaz
